10.
La soirée
Juillet 1991
Nous sommes à Bordeaux, chez Léandre, un cousin Wyndenkell de Fiona. Fiona est au plus mal. Elle a beau affirmer qu’elle a juste attrapé froid pendant la traversée de la Manche, je crains que ce ne soit plus sérieux. Voilà une semaine que, toutes les nuits, la fièvre la gagne, et aucun de nos remèdes habituels n’a le moindre effet. Dois-je me tourner vers la médecine des simples mortels ?
Aujourd’hui, dans les champs, j’ai trouvé un morceau de quartz aussi gros que mon poing. Cela ne vaut pas l’obsidienne, mais je vais m’en servir pour lancer un sort de divination : je m’inquiète pour nos enfants, notre village, notre coven. Je tremble à l’idée de ce que je pourrais y voir.
Maghach
* * *
Moi aussi, j’étais nerveuse. Je me suis dirigée vers la porte en sentant des papillons virevolter dans mon ventre : je venais de prendre conscience que tout le monde saurait ce qui s’était passé entre Cal et moi. J’imaginais que, à mon entrée, tous les invités se tairaient et me dévisageraient.
Je m’inquiétais pour rien. En fait, personne ou presque n’a remarqué notre arrivée. La soirée battait déjà son plein : la boutique, décorée de bougies, de guirlandes lumineuses de Noël et de branches de sapin parfumées, était bondée. Les rayonnages avaient été poussés contre les murs et une estrade occupait le centre du magasin. Le comptoir, recouvert d’une tenture aux imprimés celtiques, disparaissait sous des plats et des saladiers divers.
Alyce, en longue robe de velours indigo, m’a serrée dans ses bras.
— Morgan, je suis contente que tu aies pu venir. Tu es superbe ! Et voici… ?
— Mary K., ma sœur.
— Bienvenue, l’a saluée Alyce en lui prenant les mains. C’est un plaisir de faire ta connaissance.
Mary K. n’a pas pu s’empêcher de sourire, conquise par la bonne humeur d’Alyce.
— La boutique est bondée, a déclaré la vendeuse en nous invitant à la suivre dans la foule. Vous trouverez un vestiaire contre le mur du fond, des boissons fraîches près de la réserve et du cidre chaud sur le guéridon devant les Livres des Ombres.
— Les Fianna vont vraiment jouer ce soir ? a demandé ma sœur.
— Bien sûr. Ils sont dans le petit bureau, en train d’accorder leurs instruments.
— Mais comment avez-vous réussi à les convaincre de venir ? a insisté Mary K., qui n’en revenait toujours pas.
— J’ai des relations, a murmuré Alyce en lui adressant un clin d’œil. Le guitariste est mon neveu ! Tu veux que je te les présente ?
— Sérieusement ?
— C’est le moment ou jamais, lui a-t-elle répondu en l’entraînant vers le fond de la salle.
Tandis qu’elles s’éloignaient, j’ai observé les invités. J’ai reconnu le couple âgé du premier, qui se tenait la main en souriant. Leur soulagement était palpable. Savoir que certains problèmes pouvaient se résoudre rapidement m’a mis du baume au cœur.
Sharon et Ethan échangeaient des messes basses près d’un grand bac en aluminium rempli de glaçons et de canettes. À côté d’eux, Jenna, qui portait une robe soyeuse et un boléro, discutait avec un garçon que j’avais déjà croisé dans la boutique. Il riait à quelque chose qu’elle lui avait dit. Matt, son ex, ne les quittait pas des yeux. À la façon dont elle lui glissait des regards en coin, on devinait qu’elle prenait plaisir à flirter avec un autre sous son nez.
Les choses se compliquaient sans cesse… Quant à Hunter, j’ai failli ne pas le remarquer : il était accroupi devant un petit garçon de quatre ans – le fils aîné de l’autre locataire, Lisa Winston –, qui semblait lui parler d’une question très importante. Hunter hochait la tête de temps à autre, puis il lui a dit quelque chose qui a fait rire l’enfant. Hunter a dû sentir que je le regardais, parce qu’il a soudain levé la tête vers moi. Mon cœur s’est emballé. Je me suis demandé si c’était nerveux.
Il a repris sa conversation et, alors que j’hésitais à les rejoindre, une main s’est posée sur mon épaule.
— Tu es Morgan, n’est-ce pas ? s’est enquise une femme d’âge mûr aux cheveux poivre et sel coiffés en tresse africaine.
Si son visage m’était vaguement familier, son nom ne me revenait pas.
— Je m’appelle Riva. Nous nous sommes rencontrées une fois chez Selene. J’appartiens à Starlocket. On m’a raconté ce que Cal et Selene avaient tenté de faire, a-t-elle ajouté en me dévisageant.
— Ah…
Voilà exactement ce que je redoutais. J’avais l’impression d’être une bête curieuse dans un zoo.
— Je n’arrive pas à y croire. J’ignorais que Selene pratiquait la magye noire. Je te promets que, si l’un d’entre nous l’avait su, jamais nous ne l’aurions laissée prendre la tête du coven.
— Merci, ai-je murmuré. Ça fait chaud au cœur.
Sur un signe de tête, elle s’est éloignée vers une autre sorcière de Starlocket.
Parler de magye noire m’a rappelé la mystérieuse présence maléfique. Avant de partir de chez moi, j’avais de nouveau vérifié les sceaux de protection sur la maison. Et posséder mon propre autel me tranquillisait quelque peu. Je devrais peut-être me trouver un livre sur la magye liée aux autels. Cela m’éviterait au moins de rester plantée là bêtement. Alors que je m’approchais des rayonnages, un courant d’air a balayé la salle. La porte d’entrée venait de s’ouvrir sur Raven, Bree et Sky.
Raven remportait haut la main le concours de la tenue la plus osée de la soirée. Elle n’avait même pas enfilé de manteau, sans doute pour ne pas ruiner l’effet général : son bustier court révélait tant sa poitrine généreuse que le cercle de flammes autour de son nombril. Son pantalon taille basse en cuir noir moulant était rentré dans des bottes de motarde. Côté bijoux, elle avait enfilé quantité de bracelets d’hématite et de colliers en argent, et son fard à paupières bleu pailleté remontait jusqu’à ses tempes. Pour couronner le tout, des mèches bleues ornaient ses cheveux noirs. En apercevant Matt, elle a lentement passé sa langue sur ses lèvres, ce qui a fait rougir ce dernier.
Bree a enlevé son manteau. Au moment où Robbie allait l’en débarrasser, un autre garçon le lui a pris des mains. Elle l’a remercié chaleureusement en posant la main sur son bras. Dans son fourreau couleur cuivre, elle était plus glamour que jamais.
Dans un style très différent, Sky était aussi jolie que ses deux acolytes. Sa beauté plus discrète était mise en valeur par son jean noir et son chemisier bleu nuit, qui faisaient ressortir son teint pâle et ses yeux sombres. Ses yeux qui, comme fascinés, ne quittaient pas Raven. J’avais eu un choc en apprenant que Sky était amoureuse de Raven : elles me paraissaient tellement différentes ! C’était sans doute ce contraste qui attirait Sky.
J’ai soupiré en songeant à nos petits drames de lycéens : Matt désirait Raven, mais, d’un autre côté, il aimait encore Jenna. Raven s’amusait avec Matt, et peut-être bien aussi avec Sky. Robbie était fou de Bree, qui ne s’intéressait qu’aux abrutis. Et moi, alors qu’il avait tenté de me tuer, je pensais toujours à Cal. Sauf quand je pensais à Hunter que, pourtant, je ne supportais pas… De quoi vous donner envie d’entrer au couvent !
J’ai pouffé toute seule. Une sorcière au couvent, quelle idée !
Bree m’a aperçue seule dans mon coin et m’a adressé un petit sourire prudent. Elle savait à quel point j’étais mal à l’aise en société. J’avais toujours compté sur elle pour m’épauler dans ce genre de situations. Je lui ai rendu son sourire et, à ma grande surprise, elle s’est dirigée vers moi.
— Salut, Morgan. Cette jupe te va super bien !
— Merci. C’est Mary K. qui m’a conseillé cette tenue.
— J’avais deviné, a-t-elle répondu en riant de bon cœur.
Après un court silence, elle m’a demandé :
— Ce n’est pas trop dur, depuis que Cal est parti ?
Sa question m’a prise au dépourvu. Je ne m’attendais à rien d’aussi direct. Comme j’espérais me réconcilier avec elle, je me suis forcée à répondre :
— Si. Il me manque terriblement. Je me sens vraiment bête de penser à lui sans arrêt, après ce qu’il m’a fait…
— Ne te tracasse pas, c’est normal. Tu tenais vraiment à lui. Et lui aussi, à sa façon, je pense qu’il tenait vraiment à toi.
J’ai hoché la tête, sachant que cet aveu devait lui coûter. Elle aussi, elle l’aimait.
— Tu sais, a-t-elle poursuivi, l’air très gêné, j’ai repensé à la façon dont Cal s’est servi de nous deux.
Je me suis crispée. Elle s’aventurait en terrain glissant. Très glissant.
— Ce que je veux dire…
Elle s’est interrompue, mortifiée, avant de se jeter à l’eau :
— Je crois qu’il a fait exprès de coucher avec moi, pour nous monter l’une contre l’autre.
— Quoi ?
— Réfléchis, il voulait t’isoler. On était les meilleures amies du monde. On se disait tout.
Sa voix s’est mise à trembler et elle a dû prendre sur elle pour poursuivre :
— Cal te voulait pour lui tout seul. Pour te contrôler. Il s’est donc assuré que tu n’aies personne d’autre que lui comme confident.
Le cœur au bord des lèvres, j’ai soudain compris qu’elle avait raison. J’avais l’impression qu’on venait de me frapper à l’estomac. Cal n’avait pas fini de me décevoir : sa trahison était plus profonde encore que ce que j’imaginais, et mon aveuglement plus total.
— Il nous a manipulées pour nous éloigner l’une de l’autre, a-t-elle répété.
J’ai acquiescé, bouche bée.
Pendant que je ressassais ses paroles, j’ai compris une chose. Elle avait beau avoir raison à propos de Cal, personne ne l’avait forcée à se conduire en garce. Même si on redevenait amies un jour, les choses ne seraient plus jamais comme avant. Et cela m’attristait.
— Tiens, qu’est-il arrivé à David ? s’est exclamée Bree, ce qui m’a tirée de mes pensées.
En suivant son regard, j’ai vu le vendeur en train de plonger un bâtonnet de carotte dans un bol d’houmous. Sa main gauche était bandée.
Alors que nous nous apprêtions à le rejoindre pour l’interroger, à ma grande stupéfaction, Mary K. a soudain bondi sur l’estrade et a attrapé le micro :
— Mesdames et messieurs, applaudissez les Fianna !
La foule massée dans Magye Pratique a accueilli le groupe avec une ovation. Il se composait de quatre types tout maigres et d’une chanteuse élancée aux cheveux roux coupés court. Elle a commencé un couplet a cappella d’une voix envoûtante qui m’a rappelé celle de Hunter pendant le cercle. Une voix surgie du monde de nos ancêtres, tel un fil étincelant et pur nous reliant au passé.
J’ai sursauté en entendant Hunter chuchoter au creux de mon oreille :
— Il faut que je te parle.
Il m’a pris le coude pour m’entraîner vers la porte.
Bree m’a lancé un drôle de regard, avant d’aller rejoindre Sky.
— Il fait trop froid, dehors, ai-je gémi en croisant les bras sur ma poitrine inexistante. Je voulais écouter les Fianna, moi !
— Les ballades irlandaises morbides peuvent attendre. Crois-moi, ils en ont plein d’autres en stock. Monte, m’a-t-il ordonné en ouvrant la portière de la voiture de Sky.
J’ai obéi en marmonnant :
— Tu es vraiment obligé de me donner des ordres ?
— C’est à cause du froid, a-t-il expliqué avec un sourire. Pas le temps d’être poli, j’ai trop peur que tu ne gèles dans ta jolie tenue.
Troublée par son compliment, j’ai attendu en silence qu’il ferme la portière passager et qu’il monte côté conducteur. Il a allumé le chauffage, puis a commencé à se frotter les mains pour les réchauffer.
— Je suis allé inspecter le champ dont tu m’as parlé. Tu avais raison, on y a bien accompli un rituel de magye noire. Pourtant, je ne crois pas que ce soit Selene. Les traces laissent penser que le sorcier en question s’est donné beaucoup de mal pour appeler cet esprit.
— Tu en es sûr ? Qui a pu faire une chose pareille, alors ? Et de quelles traces s’agit-il ? ai-je demandé, fascinée malgré moi.
— De sang, entre autres choses. Pour appeler un esprit maléfique, on peut faire une offrande de sang. Selene n’aurait pas eu besoin d’aller jusque-là.
— Et Cal, tu ne penses pas que ça pourrait être lui ?
— Si, mais pourquoi aurait-il accompli pareil rituel sans Selene ? Ça ne tient pas debout.
— Alors, qui ça peut bien être ?
J’ai jeté un coup d’œil vers la boutique, craignant que le coupable ne se trouve à l’intérieur.
Hunter s’est contenté de regarder droit devant lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu ne me dis rien ? ai-je insisté.
— Ma théorie ne va pas te plaire. D’ailleurs, elle ne me plaît pas non plus. Dis-moi, tu ne trouves pas étrange que Magye Pratique ait été sauvée juste à temps ? Que Stuart Afton ait effacé la dette comme ça, d’un coup de baguette magique ?
— Alyce m’a expliqué qu’il avait réalisé des bénéfices inespérés ! Si je devenais riche du jour au lendemain, moi aussi je serais généreuse.
— Parce que tu n’as pas une mentalité d’homme d’affaires ! a-t-il répondu en souriant.
— C’est impossible ! David et Alyce auraient eu recours à la magye noire ?
— Non, je ne pense pas qu’Alyce y soit mêlée. Mais David, oui, je ne l’exclus pas. Tu as remarqué son bandage ? Tu te rappelles que j’ai trouvé du sang dans le champ ?
— Arrête, c’est ridicule ! Tu veux me faire croire qu’il s’est ouvert la main pour offrir son sang à un esprit maléfique ? N’importe quoi ! Lui as-tu demandé comment il s’était blessé ?
— Pas encore.
— Alors, comment peux-tu débiter des énormités pareilles ? Nous savons bien que Cal et Selene puisent dans la magye noire, et que le rituel a eu lieu dans un endroit que Cal connaissait. Je ne vois pas ce que David aurait à voir dans cette histoire. Pourquoi faut-il que tu te méfies de tout le monde ? Pourquoi vouloir gâcher une bonne nouvelle ?
Hunter a gardé le silence. Un couple est sorti de Magye Pratique et la voix de la chanteuse nous est soudain parvenue. Elle interprétait un air joyeux qui célébrait le printemps. Je n’avais qu’une envie : rejoindre la fête et oublier les élucubrations de Hunter. J’ai ouvert la portière et couru jusqu’au magasin.
Les Fianna ont joué pendant près d’une heure, et pratiquement tout le monde a répondu à l’appel de la danse. Mary K. a même réussi à m’entraîner sur la piste le temps d’une chanson rythmée. Je me suis efforcée d’ignorer Hunter, qui s’est éclipsé avant tout le monde.
Après le concert, les invités ont commencé à partir. Mary K. et moi avons récupéré nos manteaux. Alors qu’elle allait dire au revoir aux membres du groupe, David m’a rejointe près de la sortie.
— Alors, Morgan, ça t’a plu ?
J’ai hoché la tête en souriant.
— Mais dites-moi, qu’est-il arrivé à votre main ?
— Je me suis fait une entaille en coupant des branches de sapin pour la décoration.
Tiens, ai-je pensé, attends que je dise ça à Hunter !
Mary K. est revenue vers moi en brandissant fièrement un CD dédicacé.
— Jaycee va être morte de jalousie ! a-t-elle gloussé alors que nous nous dirigions vers la voiture.
— Et maintenant, tu me crois quand je te dis que tous les Wiccans ne sont pas méchants ou bizarres ?
— Ils ont au moins une qualité : ils savent s’amuser ! Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai rencontré les Fianna !
Elle a serré le CD contre elle avant de poursuivre :
— Tu sais… la Wicca, ce n’est vraiment pas mon truc. Et le fait que notre religion s’y oppose n’arrange rien.
Mary K. n’était pas aussi croyante que notre mère ou tante Margaret, mais elle essayait de se conduire en bonne catholique. Même si ses paroles ne m’étonnaient pas, elles m’ont causé de la peine. J’étais une sorcière. Je n’y pouvais rien, et ça m’éloignait de ma famille.
Nous avons fait le trajet en silence.